Pourquoi y a-t-il 110 espèces de poissons dans les Balkans et seulement 42 en Europe du Nord ?

Lors de notre périple sur les dernières rivières sauvages d’Europe en 2014, nous avion été surpris de ne prendre que fort peu d’espèces de poissons différentes notamment en Europe du Nord (truites, brochets, et perches ont représenté 90 % des captures … et des dîners). A l’inverse, nos pérégrinations de l’année passée nous ont montré qu’il y a dans les Balkans des espèces endémiques à tous les coins de rue.

Pourquoi si peu d’espèces de poissons en Europe du Nord et autant dans les Balkans ? Nous avons appelé la science au secours. Voilà l’explication.

Le film de notre expédition sur le Karasjokka en Laponie norvégienne. Il y est souvent question de poissons, particulièrement à l’heure du dîner.

Vous en avez marre de voir le mot glaciation dans chaque billet ?

Il y a 130 000 ans, début de la glaciation du Würm. On était tranquille depuis 60 000 ans et boum, il se remet à geler. Nan, en fait, on n’était pas vraiment tranquille. En fait on n’était plus vraiment tranquille depuis au moins 2.4 millions d’années, quand a commencé la dernière ére glaciaire. Pas moyen de se dorer la pilule tranquille 100 000 ans. Il fallait toujours qu’il se remette à geler. C’était pas drôle mais bon faut relativiser. Il y 750 millions d’années, lors de la deuxième ère glaciaire qu’a connu la planète, il y avait de la glace jusqu’à l’équateur. Même aux Antilles, on n’était pas peinard.

 


Illustration 1 : La température moyenne de la Terre depuis sa naissance il y a 4.5 millions d’années. Cinq ères glaciaires se sont succédé.

Revenons à nos poissons, il y a 130 000 ans, la température baisse jusqu’à atteindre il y a 20 000 ans ce qu’on appelle le dernier maximum glaciaire. Du froid et de la glace partout. Les glaciers de pôle jusqu’en Allemagne. Les glaciers alpins jusqu’à Lyon et Sisteron. De la toundra et des sols gelés jusqu’en Aquitaine. Du renne à la cantine tous les midis.

Où l’on apprend qu’il n’est pas drôle d’être un poisson d’eaux chaudes en période de glaciation

Pas fous, les poissons ne veulent pas finir en glaçons apéro, alors ils dévalent les rivières à toute blinde. Direction le sud ! Pas de bol, les rivières en Europe ne sont pas tellement orientées Nord Sud.


Le silure, un poisson d’eaux chaudes a disparu de nos rivières au cours de la dernière glaciation avant de revenir y montrer ses moustaches il n’y a pas si longtemps

Passons les détails, les poissons d’eaux douces habitués aux eaux plutôt chaudes n’en réchapperont pas. Les poissons habitués aux eaux fraiches comme les truites ou les brochets vont réussir à se maintenir en vie en descendant vivre dans les eaux les plus chaudes de leur rivière, là où ils n’auraient pas pu tremper une nageoire quelques milliers d’années plus tôt sans se retrouver immédiatement sur le dos faute d’oxygène.

Notons ici le terrible handicap des poissons : ils vivent dans l’eau. Le plus petit des mulots peut prendre son baluchon et partir dans le midi quand il en a vraiment trop marre de cette météo pourrie. Le poisson, lui, attend la fin dans sa rivière, comme un con. Sauf les migrateurs qui passent par l’eau salée à un moment de leur vie mais c’est une autre histoire.

Passent ainsi les 100 000 ans de cette interminable glaciation. Et puis revient le beau temps. Les poissons d’eaux fraiches sont toujours là. Pas les poissons d’eaux chaudes, nous l’avons vu. Les glaciers et le sol gelé du Nord de l’Europe se transforment en un immense marécage. Les poissons vont réinvestir l’Europe du Nord. Les poissons d’eaux fraiches évidemment mais aussi les poissons d’eaux chaudes revenus du Danube.


Illustration 2 : Au dernier maximum glaciaire. La calotte glaciaire s’étend jusqu’en Allemagne et dans les îles britanniques. Le fleuve Manche draine les fleuves d’Europe du Nord-Ouest

120 mètres vous manquent et tout est repeuplé

Et oui, s’il n’est pas orienté Nord Sud comme le Mississipi véritable sauveur de l’ichtyofaune américaine, le Danube, n’en n’est pas moins un long et vaste fleuve qui a servi de refuge à une faune qui va ensuite recoloniser l’Europe du nord via les marais.

Rien de plus simple à une époque où la mer était à un niveau 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Le détroit du Bosphore était à sec. La mer Méditerranée et la mer noire ne communiquaient pas et cette dernière, alimentée par des fleuves puissants, était donc d’eau douce.

Après avoir trouvé refuge dans la mer noire pendant les frimas, les poissons n’ont eu qu’à remonter vers le nord de l’Europe. Plusieurs itinéraires ont dû exister. Citons celui qui consiste à remonter la Dniepr, ce fleuve qui se jette dans la mer noire, puis ses affluents jusque dans l’actuelle Biélorussie, traverser les marécages et rejoindre la Manche. Rejoindre la Manche ? Un poissons d’eau douce ? Quelle drôle d’idée ? Précisons que la Manche, aujourd’hui profonde de seulement une cinquantaine de mètres en moyenne, était à l’époque …un fleuve (cf illustration 2). Les poissons pouvaient ensuite recoloniser les affluents du fleuve Manche, tels la Seine.

C’est ainsi que les poissons d’eaux chaudes ont pu se réinstaller dans les affluents du fleuve Manche depuis la Mer noire après la dernière glaciation. Il ne restera plus qu’à attendre les gigantesques crues, qui ponctuellement mettent en communication les rivières de différents bassins et même les rivières qui se jettent dans l’Atlantique sont recolonisées. Un jeu d’enfants, on vous dit.


Le saumon de fontaine, l’un des poissons d’eau douce à vivre dans les eaux les plus froides, est commun en Laponie. Il a dû être commun dans toute l’Europe pendant les glaciations. Aujourd’hui, il ne se trouve plus en France que dans les lacs et rivières de montagne.

Hélas, la fenêtre va se fermer rapidement. Les températures se réchauffant, les marécages vont s’assécher et le niveau de la mer remonter. Seuls les plus vifs sont passés. Résultat nous avons 98 espèces de poissons dans le bassin du Danube mais seulement 54 en Europe centrale, 52 en Europe de l’Ouest et même 42 en Europe du Nord. Plus on est vif, plus on va loin. Remarquons que le phénomène de recolonisation de l’Europe du Nord et de l’Ouest, s’il s’est ralenti doit néanmoins continuer discrètement à la faveur des grandes crues et surtout des infrastructures humaines comme les canaux.


Illustration 3 : les principaux fleuves d’Europe. Nous ne doutons évidemment pas de vos connaissances en géographie, notez simplement que cette carte vous permet de situer le fleuve Dniepr qui se jette dans la mer Noire, en sa façade Nord.

Voilà expliqués pourquoi dans cette Europe du Nord, il y a fort peu de poissons. Et dans les Balkans alors ?

Bah, dans les Balkans, les glaciations sont restées un phénomène lointain. Il faisait un peu frisquet c’est vrai. Mais bon, pas de quoi provoquer une extinction de masse. Ne parlons pas de sol gelé. Une vraie vue de l’esprit. Du coup, pas de dégel non plus. Donc pas de circulation entre les bassins d’autant que le terrain est fort escarpé.

Chacun chez soit et les carpes sont bien gardées.

Le dernier grand chambardement date donc dans les Balkans d’il y a 6 millions d’années quand la méditerranée s’est asséchée et a été remplacée temporairement par une série de lacs d’eau douce faisant communiquer entre elles les différentes rivières et leurs poissons. Depuis pas de désordre. Les poissons, chacun dans leur rivière, ont pu évoluer chacun de leur côté et développer des caractéristiques propres jusqu’à devenir des espèces à part entière, on parle de spéciation. Voilà pourquoi, on a un taux d’endémisme considérable dans les Balkans.

Seule petite entorse à la règle, on retrouve certaines espèces de truites endémiques dans plusieurs rivières voisines de Balkans. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il arrive que des affluents d’une rivières soient littéralement capturés par une autre rivière (cf illustration 4).


Illustration 4 : le phénomène de capture d’une rivière

C’est à l’un de ces phénomènes que l’on doit la présence de la légendaire truite à bouche molle dans la Neretva ou encore la Krka, de fort belles rivières du pourtour de l’Adriatique…


Réécoutez notre interview sur France inter dans le temps d’un bivouac à propos du projet balkan rivers

Merci à Jérome Belliard, Irstea

Sources
Le Gall, Influences des glaciaires-interglaciaires sur les ichtyofaunes des eaux douces européennes
Reyjol, Patterns in species richness and endemism of European freshwater fish
Griffiths, Patterns and process in the ecological biogeography of European freshwater fish
Persat, La répartition des poissons d’eau douce en France : qui est autochtone et que ne l’est pas.

 

Illustrations
Vignette : Le bel inventaire des truites, James Prosek
http://www.encyclo-ecolo.com/Eres_glaciaires
http://www.lefigaro.fr/sciences-technologies/2010/02/18/01030-20100218ARTFIG00952-quand-la-manche-n-etait-qu-un-grand-fleuve-.php
http://projetbabel.org/fluvial/c.htm
http://pixgood.com/dnieper-river-on-map.html

 

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