Juillet 2014 – Pologne
Sur la Biebrza, une rivière du Moyen-âge
Texte : Aurélien Rateau
Au Moyen-âge, les hommes ont commencé à aménager leur environnement et notamment à assécher les zones humides bordant les rivières. La Biebrza est restée en partie à l’écart de ce phénomène. Toujours dans le cadre de nos navigations sur les dernières rivières sauvages d’Europe à la recherche des témoignages de l’histoire du continent, cette expédition est l’occasion de comprendre l’impact qu’ont eu les travaux de drainage sur nos rivières.
Regardez le film de notre itinérance canoë sur la Biebrza !
Longue de 150 kilomètres, cette rivière polonaise n’a pas subi les aménagements qu’ont connus nombre de ses homologues européennes. Drainage des terres agricoles, endiguement, autant d’interventions qui ont réduit drastiquement ailleurs en Europe la surface des zones humides, pourtant essentielles à certaines espèces animales et végétales.
Nous voilà au bord de la Biebrza pour notre quatrième navigation. Cette rivière de plaine, tout en méandres, et son immense marécage, tout en roseaux, nous étaient parfaitement inconnus il y a quelques mois encore. Mais, quand au détour de nos recherches, nous avons découvert l’impressionnante liste de mammifères qu’elle abrite, il n’y a plus eu de doute quant à la nécessité d’une navigation sur ce cours d’eau situé dans le Nord Est de la Pologne. Elans, loutres et castors témoignent en effet du bon état de conservation de la rivière.
Mais au-delà d’un inventaire à la Prévert, cette navigation est l’occasion de poursuivre notre voyage dans le temps. Il nous amène aujourd’hui à l’orée du Moyen-âge. C’est à cette époque que l’homme a commencé à avoir un impact sur son environnement. Pour ne parler que d’elles, les zones humides ont été asséchées pour permettre à l’agriculture de s’étendre [1]. Cela a entraîné un bouleversement de la faune, certaines espèces disparaissant ou se réfugiant dans des contrées moins peuplées.
La vallée de la Biebrza doit son bon état de conservation d’abord à ce qu’elle est, un immense marécage. Ce lieu très inhospitalier n’a en effet été peuplé que tardivement, au XVème siècle. Elle le doit ensuite à sa position souvent à proximité d’une frontière au gré des aléas de l’Histoire, entre la Prusse, la Russie et la Pologne. Cela a empêché les grands plans d’aménagement qui ont sévi ailleurs en Europe. Mais la Biebrza n’est pas pour autant vierge de l’impact de l’homme. Nos huit journées de navigation vont ainsi alterner entre des espaces où l’impact de l’homme a été faible depuis l’installation des premiers hommes et des zones plus agricoles.
Nous partons de la petite ville de Lipsk. La première matinée est consacrée à la « navette », une forme de migration bien connue des ceïstes. Le principe : partir du point de départ de la navigation avec deux véhicules pour en laisser un à la fin du parcours et revenir au point d’embarquement avec un seul véhicule. Tout cela prend du temps et, en général, les deux conducteurs dévoués sont accueillis à leur retour par des commentaires ironiques quant au bon temps qu’ils ont du passer dans les bistrots du secteur. Il y a eu plus d’un accident suite à ce genre de remarque.
Nous débutons notre navigation en début d’après-midi. La rivière n’est large que de deux ou trois mètre et les méandres sont serrés. Difficile donc de naviguer ! Toute baisse d’attention se solde par une sortie de route et des piqûres de taons. Leur bourdonnement dans les hauts roseaux qui bordent la rivière est d’ailleurs très impressionnant…
Et lorsque que ce ne sont pas les méandres, c’est au tour des lentilles d’eau de nous jouer des tours. A certains endroits, elles recouvrent complètement la surface de l’eau et freinent considérablement notre progression. Incapable d’avancer à une allure correcte, nous mettons cinq heures pour parcourir les 15 km qui nous séparent de notre bivouac du jour. Nous maudissons au passage les rivières pré-médiévales !
Les zones humides ne se prêtent pas au bivouac improvisé tant les terres sèches sont rares. Aussi, le Parc national a-t-il aménagé tout au long de la navigation des aires de campement. Nous y retrouvons ce soir une famille hollandaise en canoë avec qui nous ferons bivouac commun à plusieurs reprises. Pour la première fois depuis le début de notre périple sur les rivières d’Europe, nous naviguons en effet sur un cours d’eau bien identifié pour la pratique du canoë en itinérance. C’est l’occasion de belles rencontres. Un groupe de trentenaires polonais partis sans femmes ni enfants. Un allemand solitaire en kayak de mer…
Le lendemain, réveil à 6h30 du matin. Les deux naturalistes de l’équipe, Carole et Jesse sont déjà partis depuis plusieurs heures. Bien leur en a pris, puisqu’ils ont eu la chance d’observer un élan. Ses pas dans les marécages, puis son souffle et enfin son apparition dans la brume. Quelques minutes magiques avant de rebrousser chemin. C’est décidé, demain ce sera réveil matinal pour toute l’équipe !
L’élan a survécu dans toute l’Europe jusqu’au Moyen âge. Il apprécie de passer l’été à brouter les pieds dans l’eau des marécages. La chasse et l’assèchement d’une grande partie de ces derniers lui a porté un coup fatal dans les pays tempérés d’Europe. Il s’est réfugié dans le Nord de l’Europe, essentiellement en Scandinavie. Là, la faible densité de population a laissé des zones humides à la dimension de son estomac. Il a été réintroduit dans plusieurs pays d’Europe centrale mais n’a jamais disparu de la Biebrza où on en compte 700 individus aujourd’hui. Il est parfois question de réintroduire l’élan en France, notamment dans le Parc naturel régional des boucles de la Seine normande.
3h du matin, c’est l’heure à laquelle nous nous levons finalement le lendemain pour donner nos premiers coups de pagaie au lever du soleil. Instants magiques où nous progressons lentement et silencieusement pour espérer voir à nouveau un élan. L’un des équipages a eu la chance d’observer furtivement un castor !
Les marécages font bientôt place à des terrains agricoles. La rivière n’est plus bordée de rideaux de roseaux et notre regard porte loin. Nous observons nombre d’oiseaux, grues et oies cendrés, vanneaux huppées et ces cigognes qui ne nous quittent plus depuis nos premiers pas en Roumanie il y a un mois. Hélas, il n’est plus question de voir un élan dans ce milieu. La fatigue se fait bientôt sentir et nous regrettons notre réveil matinal. Désormais, nous adapterons nos horaires au milieu. Inutile d’écourter la nuit lorsque la navigation se déroule au milieu de terrains agricoles.
Les travaux d’assèchement des zones humides se sont fortement intensifiés au Moyen-âge pour rendre ces dernières propices à l’agriculture. Ces terrains ont été drainés, c’est à dire qu’ils ont été striés de fossés profonds dans lesquels l’eau qui imbibait le sol s’écoule désormais vers la rivière. Le marécage et ses hauts roseaux disparaît au profit de terres sur lesquelles la culture et l’élevage peuvent s’installer.
La 4e journée débute à 6h30. Le paysage est encore agricole : chevreuils et sangliers essentiellement. Une de ces rencontres est rocambolesque. L’un de nous se hisse sur la berge pour satisfaire une envie pressante quand deux marcassins détalent. L’un d’eux fonce droit sur le canoë qui était au travers de son passage. Le choc est violent mais le marcassin s’en remet vite et s’enfuit de plus belle.
Cette section agricole de la rivière est aussi la plus peuplée. Les pauses déjeuner et les bivouacs se font maintenant sur des plages aménagées au cœur de petits villages. Baignade, bronzette et bières y font bon ménage. Mais, en ce quatrième soir, certains d’entre nous veulent aller s’égayer avec la population locale. Les Polonais sont chaleureux et nos coéquipiers sont initiés à l’art de la dégustation de vodka. Un demi-verre de vodka à 60 degrés suivi d’un verre de bière pour faire passer. Partis dans de bonnes intentions, ils perdent rapidement la raison. Saouls comme des Français en Pologne, ils rentrent dans leur tente, non sans mal et avec force grognements, à une heure avancée de la nuit. Quelques heures plus tard, le réveil est difficile. Trouver l’ouverture de la tente devient soudain très compliqué !
Après quelques sermons, nous reprenons la route ! Carole et Jesse ont pris de l’avance et ils ont déjà observé un chien viverrin quand nous les rattrapons. Cet animal est à l’Asie du Sud-Est est ce que le raton laveur est aux Etats-Unis [2]. Apprécié pour sa fourrure, il s’est discrètement installé plus à l’ouest en s’échappant d’élevages. Il vit dans les milieux humides où, opportuniste, il se nourrit notamment de batraciens, de jeunes oiseaux et de charognes. Il n’est pas le bienvenu sur la Biebrza où son impact sur les populations d’oiseaux est redouté. Nous arrivons au campement où nous essuyons un orage. Nous sommes inquiets quant à une éventuelle dégradation de la météo. Nous allons en effet aborder le cœur du Parc National de la Biebrza où nous espérons faire de belles rencontres.
A 3h du matin, au départ de notre sixième journée, la rivière est large et à nouveau bordée de marécages. Sur les berges boueuses, nous observons les empreintes de tous les mammifères qui fréquentent les lieux. La végétation des berges est littéralement trouée de passages de castors qui se prolongent en de petits toboggans permettant à ces derniers de rejoindre la rivière. D’ailleurs, Biebrza n’est-il pas un dérivé de l’ancien nom du castor en polonais? Nous avons même l’occasion d’observer un vison en goguette. Nous entendons le souffle d’un élan dans les roseaux mais il ne daigne pas se montrer.
Nous arrivons au campement à 8 heures du matin. Les aires de bivouac comportent souvent un mirador permettant d’admirer les vastes étendues marécageuses. Les miradors sont aussi l’occasion de rencontrer la population locale qui les fréquente assidûment par plaisir ou pour localiser, à l’heure de la traite, le bétail qui se concentre dans ces zones sèches.
Nous rencontrons une fratrie de quatre gaillards polonais. Trois d’entre eux ont émigré aux Etats-Unis il y a plus de 20 ans. Le quatrième a repris la ferme familiale. Il nous explique qu’il reçoit des subsides du Parc national pour faucher quelques champs dans le marais. Il s’agit de garder des milieux ouverts pour certains oiseaux qui disparaîtraient si on laissait les broussailles s’installer. Ces terres étaient exploitées par le passé mais la mécanisation de l’agriculture et la pénibilité du travail a rendu l’intervention du Parc nécessaire pour le maintien des fauches. Qui se chargeait de cette mission avant l’installation des hommes ? Des mammifères aujourd’hui disparus (aurochs) s’en chargeaient-ils ? La population d’élans était-elle plus importante qu’aujourd’hui ? Mystère. Nous touchons-là à la complexité de la situation. L’impact de l’homme a été plus discret qu’ailleurs sur la Biebrza mais il doit être maintenu pour conserver la biodiversité de la vallée.
Nous repartons en fin de journée pour un affût à la tombée de la nuit. Un castor montre le bout de son nez.
Nouveau départ à 3 heures du matin pour notre avant-dernière journée de navigation. Nous n’avons pas parlé de pêche jusqu’ici. Et pour cause, elle a été lamentable. A peine du menu fretin pris avec de misérables vers de terre. La chance nous sourit enfin et nous prenons une jolie perche et un brochet pour notre premier (et malheureusement unique) dîner de poisson. Doit-on rappeler que perches et brochets ont besoin de végétation immergée pour pondre leurs œufs ? Ils ont beaucoup souffert de l’endiguement des rivières partout en Europe. Cette rivière libre avec ses centaines d’hectares inondés en hiver leur est donc extrêmement favorable. Bref, malgré ces deux prises, notre amour propre halieutique est au plus bas. Inutile de tenter de se justifier.
Nous arrivons dans la matinée au campement situé dans un charmant village. L’activité agricole est intense mais conserve un visage humain. C’est en barque que les fermiers vont chercher les bêtes qui paissent sur un îlot au milieu de la rivière.
Notre dernière journée de navigation se profile. Pour la première fois, le terrain est vallonné. Nous disons adieu à la Biebrza, cette rivière aux deux visages, agricole et sauvage, quand elle se jette dans la Narew sur laquelle nous naviguons encore quelques kilomètres avant d’atteindre le point ultime de notre randonnée.
Remerciements
A Carole Duval, Nelly Bastide, Jesse Gabbard, Pierre-Antoine Hussherr, Fabian Rateau, coéquipiers de navigation et auteurs des photos et vidéos,
A Malgorzata Gorska et Piotr Marczakiewicz du parc national de la Biebrza pour les explications qu’ils ont bien voulu nous apporter,
A Mirek Witkowski (www.agrobiebrza.a3.pl) pour son accueil chaleureux.
à Arno Rosinach (http://www.lemerlet.asso.fr/), David Prothais et Sofia Aliamet (Eclectic experience) pour leur aide à la réflexion, la rédaction et à diffusion de cette restitution.
Notes
[1] Au Moyen âge, l’homme a également commencé à exploiter les forêts et la chasse s’est développée. Cela a été encouragé par une croissance de la population sans précédent et l’a également favorisée.
[2] Néanmoins, le raton-laveur appartient à la famille du panda alors que le chien viverin est un canidé. Mais ces deux animaux ont adopté le même milieu, les mêmes mœurs et même la même tenue de camouflage dans leurs régions respectives.