Août 2014 – Norvège
Sur le Karasjokka, à la découverte des rivières de Cromagnon
Texte : Aurélien Rateau
Les glaciations sévissaient quand les premiers hommes modernes arrivèrent en Europe. Le paysage de l’Europe d’alors était celui de la Laponie d’aujourd’hui. Toujours dans le cadre de nos navigations sur les dernières rivières sauvages d’Europe à la recherche des témoignages de l’histoire du continent, cette expédition est l’occasion de découvrir le paysage dans lequel évoluaient les hommes de Cromagnon et les relations qu’ils entretenaient avec leur environnement.
Regardez le film de notre expédition sur le Karasjokka !
Le Karasjokka est l’une des rivières les plus septentrionales d’Europe. Elle serpente 160 kilomètres dans la toundra avant de rejoindre la Tana, fleuve qui se jette bientôt dans l’océan arctique à quelques dizaines de kilomètres du cap Nord. Le Karasjokka vit au rythme des remontées de saumons assidûment pêchés par les pêcheurs locaux. Ses abords sont fréquentés par les rennes, ces animaux au cœur de la culture samie…
Nous voilà au Finnmark, cette région à l’extrême Nord de la Norvège, au bord du Karasjokka pour notre dernière navigation. Nous avons découvert cette rivière à l’occasion d’une randonnée canoë menée en 2011 sur un cours d’eau voisin, l’Alta Elva. Si le Karasjokka a retenu notre attention, c’est parce qu’il s’agit d’une des rivières les plus isolées d’Europe dans un environnement particulier, la toundra.
Dernière navigation, le retour approche… Cela tombe bien parce que la région ressemble à notre bonne vieille France … il y a 20.000 ans. Et oui à cette époque, en pleine période glaciaire, la France n’est qu’une toundra, avec sa végétation rase et ses troupeaux de rennes. Le Finnmark se trouvait alors sous une épaisseur de glace de 2 kilomètres et les glaciers s’étendaient jusqu’en Allemagne. Cette navigation, sera donc encore placée sous le signe de l’histoire, l’histoire climatique cette fois. Nous sommes venus expérimenter la vie des « Français » il y a 20.000 ans.
Les premières heures, que dis-je les premiers jours, sont plus contemporains. Nous les consacrons aux joies de la découverte du maquis de la réglementation halieutique norvégienne. Enorme déception d’abord, la pêche ne semble autorisée aux étrangers que sur une petite partie de la rivière. Comment expérimenter le mode de vie de nos ancêtres sans pêche alors que le poisson constituait une ressource essentielle sous le climat frais qui régnait à l’époque?
Nous envisageons les options les plus radicales, invoquer le droit imprescriptible de l’humanité à la pêche, faire une grève de la faim… Mais, il apparaît peu à peu que nous pouvons pêcher en amont de la chute où s’arrête la migration des saumons. Ce poisson est une véritable ressource pour les locaux qui en pêchent chaque année plusieurs dizaines de kilos pour la table familiale. Aussi, la pêche de ce migrateur est-elle quasiment interdite aux étrangers. Nous ne prendrons donc pas de saumon. Le coup est rude mais l’essentiel est sauf : nous partirons avec nos cannes à pêche.
Ces menus détails réglés, il nous reste tout de même à trouver un hydravion et surtout un pilote disposant de la licence idoine (chaque canton a sa licence). Il nous reste également à préparer les sacs, la peur au ventre. A des dizaines de kilomètres de la première habitation, tout oubli pourrait être fort préjudiciable à l’aventure. Dans mon sommeil, je rêve de la pompe qui nous permet de gonfler les bateaux… Que se passerait-il si je l’oubliais?
Le décollage effectué, le pilote farceur me passe les commandes. Cette expédition en canoë m’a déjà amené à m’initier au pilotage d’un drone, voilà que je prends le contrôle d’un Cessna… Après 20 minutes de vol au-dessus d’un paysage incroyable, nous atterrissons à Buolza javri, lac inaccessible par la route au départ de notre navigation. Après, une deuxième rotation, toute l’équipe est à pied d’œuvre pour gonfler les bateaux et charger les sacs.
Notre navigation commence par la traversée de plusieurs lacs séparés par de légers courants. La végétation se limite ici à un tapis de mousse au sein duquel poussent quelques saules et bouleaux. Ces derniers dépassent rarement deux mètres tant l’été est court par 70 degrés de latitude Nord. D’ailleurs, en ce milieu de mois d’août, le thermomètre ne dépasse guère les 10 degrés celsisus. Néanmoins, le ciel est relativement clément et nous commençons à pêcher.
Nous sommes rapidement rassurés. En Norvège, il est plus facile de prendre du poisson que sa carte de pêche. La chance du débutant sourit aux deux coéquipiers qui n’avaient encore jamais touché une canne à pêche le matin même. L’un d’eux prend même un brochet de 1,01 mètre. Hélas, le vidéaste de l’équipe étant hors service du fait d’un pouce profondément entaillé par les 700 dents acérés que comporte la gueule d’un brochet et la pluie empêchant la photographe de sortir son appareil, nous ne conserverons aucune image de ce beau poisson.
Nous passons notre première nuit à proximité d’une cabane habitée l’hiver par les hommes qui accompagnent les troupeaux de rennes dans leurs migrations. Les rennes étaient courants en France il y a 20 000 ans. En témoignent les ossements retrouvés autour des sites préhistoriques et quelques figurations pariétales comme à Lascaux. Nous ne verrons que les bois de ces animaux (leurs bois tombent chaque année en hiver et repoussent au printemps) puisqu’ils se trouvent encore sur la côte à cette époque de l’année.
Il ne s’agit pas de snobisme, genre Deauville ou Arcachon, mais simplement d’échapper aux hordes de moustiques qui pullulent pendant l’été dans les terres. La nourriture devenant rare en bord de mer, ils regagnent leur lieu de villégiature hivernale en début d’automne. C’est alors qu’ils sont rassemblés par leurs propriétaires, une partie du troupeau est tuée et les jeunes sont marqués à l’oreille du signe distinctif de leur propriétaire. Ils sont remis en liberté, le rut peut commencer.
Nous repartons le lendemain sous la pluie et apercevons les premiers courants. Hélas, en cette fin d’été, le niveau est assez bas et nous devons souvent descendre des canoës pour les tirer. L’eau est omniprésente au Finmark et le climat relativement humide mais, malgré tout, l’été est synonyme d’étiage marqué ici aussi. La faune est relativement discrète. Seuls quelques canards, des macreuses noires et brunes, se montrent.
Le temps s’arrange durant l’après-midi et la pêche est bonne à nouveau. Nous avons néanmoins de sérieuses difficultés à cuisiner nos poissons. En effet, si l’écorce de bouleau permet d’allumer le feu même dans les pires conditions, son bois a tendance à pourrir et par conséquent à perdre toute valeur calorifique avant même de tomber au sol. Il faut en brûler un volume astronomique pour obtenir assez de braises et faire cuire notre pêche.
Nous nous consolons avec quelques mûres arctiques, ces baies collectées assidûment ici. Sous ces climats, la nourriture est en effet essentiellement carnée (viandes et poissons) et toute source de vitamine C est précieuse.
Le lendemain, notre voyage climatique continue quand nous apercevons un vol de lagopèdes alpins. Ces oiseaux vivent aussi dans les Alpes comme leur nom l’indique. En fait, on dit d’eux qu’il s’agit de vestiges glaciaires. Communs dans toute l’Europe pendant les glaciations, ils ne subsistent depuis que dans les endroits où la météo est … glaciaire c’est-à-dire dans les zones montagneuses et sous les hautes latitudes.
Cette journée est placée sous le signe de la faune puisque nous apercevons deux loutres par la suite. Elles sont toujours aussi furtives et elles ne nous laissent pas le temps de prendre la moindre photo. Nous observons également un pygargue à queue blanche, cet aigle pêcheur qui nous a déjà fait l’honneur de sa présence sur le Danube et la Biebrza.
Nous arrivons de bonne heure à notre lieu de campement, une plage de sable, « like Hawaï » nous avait-t-on dit d’elle. La magie opère et le temps se découvre pour l’après-midi. Nous en profitons pour aller pêcher dans les premiers courants. Exigeants, nous aimerions prendre des poissons d’eau vive et ainsi varier nos dîners jusqu’ici essentiellement composés de perches et de brochets. Nous prenons des truites. L’affront de la Tara est lavé. Le dîner est succulent. Le bois de genévrier parfume délicatement les truites dorées sur les braises.
Il fait encore mauvais au matin de notre quatrième jour de navigation. Il fait mauvais toute la journée et l’ambiance est un peu morose au dîner. Avec une température qui n’excède que par accident les 10 degrés celsius, même les éclaircies ne nous permettent pas de sécher le matériel mouillé. Il faut redoubler de vigilance pour ne pas tremper inutilement vêtements ou chaussures. J’ai commis l’erreur de partir pêcher « en civil » il y a quelques jours, mes chaussures sont trempées depuis, sans espoir de séchage. Les combinaisons quant à elles ne sèchent pas d’une journée à l’autre et c’est un moment redouté que de les enfiler tous les matins. Seule consolation, les moustiques qu’on nous avait promis nombreux et agressifs (« sometimes you don’t see the sun because of mosquitoes », rien que ça) sont discrets.
Le décor change au matin de notre cinquième journée de navigation. La rivière entre dans un paysage rocheux. Elle passe même dans des gorges sombres. Qui dit gorges, dit rapides, rochers au milieu de la rivière etc… Nous nous arrêtons à plusieurs reprises pour repérer les passages avant de nous y engager. Autre changement notoire, des pins apparaissent çà et là dans le paysage et laissent présager des feux enfin capables de nous réchauffer. L’altitude a décru depuis notre départ et des conditions de vie moins rigoureuses permettent probablement à ces conifères de survivre dorénavant.
Le rythme de la navigation s’accélère avec le courant, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Nous approchons des chutes au-delà desquelles nous ne serons plus autorisés à pêcher, présence du saumon oblige. Aussi, nous laissons-nous une belle après-midi de pêche. L’endroit est sublime et la pêche ne tarde pas à l’être puisque nous prenons bientôt un, puis deux, puis trois saumons. Les saumons méprisent le règlement. Nous leur en savons gré.
Le dîner sera sans doute l’un des meilleurs moments de cette navigation. Pour l’occasion, nous nous sommes installés sur un coteau avec vue imprenable sur la rivière. Le ciel est dégagé. Nous dégustons des carrés de saumon mi-cuit accompagnés de quelques lampées d’un cognac gardé pour les grandes occasions. Nous nous prenons même à rêver que le beau temps va s’installer.
Nous repartons le lendemain sous une pluie battante. Deux portages sont au programme de la journée, le second de près d’un kilomètre. Si les premières journées de navigation se déroulaient sur un plateau, les reliefs qui nous entourent sont maintenant marqués. Cela génère par endroit de fortes accélérations du courant et des difficultés qu’il est préférable de contourner par la berge, sous peine de s’en souvenir. En ce sixième jour de navigation, nous rencontrons nos deux premiers humains. Ils ont amené leur canoë au bord de la rivière cet hiver en … ski. Voilà une façon astucieuse d’éviter d’avoir recours à un hydravion. Nous poursuivons notre navigation, soudain victimes d’un accès de modestie…
Notre septième journée nous donne l’occasion de nous initier à la langue des Samis, ce peuple qui s’est installé en Scandinavie à la faveur de la fin des glaciations il y a 10 000 ans et dont la culture, dans cet environnement si particulier, continue à se distinguer de celle du reste de l’Europe. Nous abordons en effet, les rapides de Buksaluhccenguoika littéralement « chie dans son froc ». Nous n’en menons pas large mais nous passons sans encombre cette succession de passages techniques finalement assez plaisants. Nous aurions cependant dû écouter plus attentivement le présage sami puisqu’une petite baisse de concentration quelques kilomètres plus loin vaut le premier bain de cette navigation à un des équipages.
Heureusement que nous pouvons passer la nuit dans un refuge ouvert aux pêcheurs et aux chasseurs du secteur. Il est bordé d’une petite chapelle. Ce lieu a en effet été très fréquenté quand la rivière était une voie de communication majeure. Elle n’a cessé de l’être que dans les années 70, date de la construction de la route qui mène vers la côte.
Les rapides sont toujours tumultueux en ce huitième jour de navigation. Il me semble plus prudent de déposer les sacs sur la berge avant d’entreprendre le passage du plus impressionnant d’entre eux. Bien m’en prend puisque, comme un joueur de tennis trop occupé à préparer mentalement la poursuite de l’échange manque une balle anodine, nous nous renversons dans un mouvement d’eau sans difficulté avant le rapide tant craint. Nous le franchissons donc à la nage avec la plus grande allégresse. Le second passage se fait sans encombre. Le village de Karasjok n’est plus très loin et Jan Helmer, notre ami local, nous a offert de séjourner dans son cabanon ce soir.
Nous repartons le lendemain pour notre dernier jour de navigation. Le relief s’assagit ainsi que la rivière et Karasjok s’annonce. Telle une provocation, le soleil est là.
Dix jours et environ 130 kilomètres parcourus nous ont permis de découvrir la toundra, cet environnement qui était celui de la France pendant les glaciations. Nous retenons sa générosité, notamment en matière de ressources halieutiques mais aussi et peut-être corollairement la rigueur de son climat déjà sensible au mois d’août.
C’est ainsi que se termine notre périple, quatre mois sur cinq des dernières rivières sauvages d’Europe. Alors que l’hiver ne va pas tarder à poindre ici en Laponie, il est temps d’entreprendre les 4000 kilomètres qui vont nous ramener en France.
Nous garderons un souvenir très fort du soutien que de nombreuses personnes nous ont apporté dans tous les pays traversés durant ces quatre mois. Une passion commune pour les rivières a suffi à faire tomber les murs qu’ils soient linguistiques, culturels ou administratifs. Un conseil, un témoignage, une aide matérielle, que tous ceux qui nous ont aidés soient chaleureusement remerciés ici et sachent combien nous espérons leur rendre visite bientôt à nouveau au bord de leur rivière.
Nous n’oublierons pas le privilège qui a été le nôtre, le temps d’un été, de naviguer des montagnes alpines à la toundra polaire, du monde méditerranéen aux portes de l’Asie et de la mer noire à l’océan arctique. Cette aventure n’aurait pas été possible sans les partenaires qui, par leur participation, ont donné la possibilité à ce projet d’exister. Nous leur exprimons notre profonde gratitude.
Enfin, je remercie tous les coéquipiers, photographes, vidéastes, naturalistes et moniteurs de canoë-kayak qui de Dubrovnik, à Rovaniemi en passant par Vilnius et Bucarest m’ont rejoint pour faire vivre ce projet.
A bientôt sur les rivières d’Europe…
Remerciements
à Carole Duval, David Prothais, Yacine Ben Janette, coéquipers de navigation et réalisateurs des vidéos et des photos,
à Jan Helmer Olsen (http://luftfotofinnmark.com), pour la connaissance de la rivière dont il a bien voulu nous faire profiter.
à Sofia Aliamet (eclectic experience) et Arno Rosinach (http://lemerlet.asso.fr/) pour leur aide dans la réflexion, la rédaction et la diffusion de cette restitution.
Notes
[1] Source : http://en.wikipedia.org/wiki/Last_Glacial_Maximum
[2] Cependant pour des raisons obscures, les Cro-Magnon dessinaient bien plus de chevaux et d’aurochs que de rennes, pourtant leur source principale de nourriture comme en témoignent les ossements retrouvés autour des sites préhistoriques.