Mai 2016 – Balkans
A la découverte de l’incroyable biodiversité de la rivière Drim
Texte : Aurélien Rateau et Raphaëlle Daudé
Photos (sauf mentions) : Raphaëlle Daudé
Restés à l’écart des glaciations, les Balkans abritent une biodiversité d’une grande richesse. De mai à août 2016, Aurélien Rateau, sa compagne Raphaëlle et leur fille, Élise, 6 mois au moment du départ, ont suivi la rivière Drim de sa source au niveau du lac Prespa entre Grèce, Albanie et Macédoine à son delta sur l’adriatique qui marque la frontière entre l’Albanie et le Monténégro. Ils ont rencontré les ONG qui œuvrent à la préservation de ce cours d’eau, des trois lacs qu’elle traverse et de leur incroyable biodiversité. Voici les chroniques qu’ils ont écrites tout au long de leur périple.
Le 23 mai 2016
Aller élever des buffles en Grèce… et sauver des pélicans frisés
Par centaines, les pélicans tournoient au-dessus du lac Prespa. Nous voilà au nord ouest de la Grèce, à quelques kilomètres des frontières albanaises et macédoniennes, aux sources de la Drim. Cette rivière sera avec, ses trois lacs emblématiques et son delta sur l’Adriatique, notre terrain de jeu pour les mois à venir.
Pourquoi s’intéresser à la Drim? Pour sa biodiversité unique en Europe, et pour l’histoire qui a laissé cette biodiversité en héritage. Disons simplement que cette rivière a fait office de frontière pendant des décennies entre la Grèce, la Yougoslavie de Tito (en l’occurrence la Macédoine et le Monténégro aujourd’hui) et l’Albanie, trois Etats qui entretenaient des relations pour le moins distantes. Cette situation géographique a fait de cette rivière sinon un havre de paix pour la biodiversité au moins un endroit à l’écart des grandes politiques d’aménagement qui ont fait rage dans le reste de l’Europe.
Nos pérégrinations le long de la rivière Drim seront donc placées sous le signe de ce « rideau de fer » devenu, de la Finlande à la Grèce, ce que les environnementalistes appellent désormais la « ceinture verte de l’Europe ». Pendant plusieurs mois, nous relaterons nos rencontres originales avec cette biodiversité et les initiatives originales pour la préserver, à quelques heures de la France seulement mais tellement loin de notre quotidien.
Revenons faire connaissance avec le lac Prespa, en fait avec les lacs Mikri et Megali Prespa, qui ne furent qu’un avant d’être séparés par les alluvions d’un ruisseau agité. Nous nous dirigeons vers l’île d’Ayios Achilios, au coeur de Mikri Prespa, pour prendre un peu de hauteur sur ses collines broussailleuses. Sous un soleil de plomb, les étendues de roseaux que survolent des ibis ont des allures de delta du Nil. Nous ne croyons pas si bien dire. A peine mettons-nous un pied sur l’île qu’une curieuse forme apparaît dans un marigot. Un buffle nous contemple de son regard torve, un troupeau entier en réalité. Cette mystérieuse apparition nous plonge dans la perplexité. Nous ignorons encore beaucoup de choses de ce petit bout d’Europe.
Nous partons à la recherche d’informations auprès de la Société pour la Protection de Prespa (SPP). A partir du milieu du XXe siècle, le lac Prespa a été confronté à une évolution préoccupante de son paysage. Les roseaux gagnaient du terrain. Ceux qui étaient naguère coupés régulièrement par les hommes pour couvrir les habitations et alimenter le bétail en hiver ne trouvaient plus de « prédateurs » à leur mesure. Et ils gagnaient du terrain au détriment des prairies humides. Résultat, les poissons qui se reproduisent dans ces prairies étaient en régression. Et avec eux les oiseaux qui se nourrissent de ces poissons.
Les pélicans font partie de ceux-là. Ces oiseaux, parmi les plus gros sur terre avec 3 mètres d’envergure et jusqu’à treize kilogrammes, sont l’emblème du lac Prespa. Leur présence y est relatée depuis l’Antiquité. Seulement voilà, ils ingurgitent un bon kilogramme de poissons tous les jours. Le déclin de cette ressource a, entre autres causes, mené ces oiseaux à un niveau proche de l’extinction dans les années 70.
Les temps anciens ne reviendraient pas, il fallait se faire une raison et trouver une solution pour restaurer ces prairies humides où plus personne ne voulait mettre les pieds.
Plusieurs voies ont été expérimentées. Parmi lesquelles le recours… aux buffles. Ces animaux domestiqués il y a 5000 ans en Asie (où vivent toujours des troupeaux sauvages) pour travailler dans les rizières ont, selon la légende, transporté quelques siècles avant JC l’armée du roi mésopotamien Xerxès jusqu’en Grèce, avant d’y élire domicile. Un élevage extensif pour le lait gras des buffles a persisté dans les marais grecs jusqu’au milieu du XXe siècle (et encore en Italie aujourd’hui pour produire la fameuse Mozzarella di bufala).
Mais, c’est sa propension à se délecter de végétaux aquatiques qui a valu au buffle un retour en grâce à Prespa au début des années 2000, à la faveur d’un programme européen ayant permis l’installation de 70 animaux. Et, sans négliger les autres mesures de protection dont ils ont fait l’objet, les pélicans ont fait un retour spectaculaire : 1500 couples de pélicans frisés et 500 de pélicans blancs font aujourd’hui de Prespa la première colonie au monde pour les premiers et la deuxième en Europe après le delta du Danube pour les seconds. Le lac Prespa est restauré dans son rôle de sanctuaire mondial du pélican frisé et dans sa dignité.
Objectons toutefois qu’à l’issue du programme européen, quand la SPP a voulu passer le flambeau et confier la gestion des buffles aux agriculteurs locaux, seuls quatre animaux ont trouvé preneurs. Les vocations ne se bousculent pas à Prespa et la SPP a dû investir dans des moyens mécaniques complémentaires de fauche des roseaux. Cela nous apparaît surprenant tant ces bêtes de 500 kg aux mœurs amoureuses agitées nous semblent attachantes.
Cette histoire vient nous rappeler que, dans le maelström de cette planète en constante évolution, certaines espèces comme le pélican se sont adaptées et ont tiré profit localement des activités humaines traditionnelles (notamment l’exploitation des roseaux). A rebours de certaines idées reçues, la disparition brutale de ces dernières et l’abandon par l’homme de ces paysages peut mener à l’extinction de ces espèces. Leur disparition viendra alors s’ajouter à celles générées par des phénomènes opposés telles que l’exploitation intensive des espaces et contribuer à cette crise de la biodiversité qui est certainement la plus intense qu’ait jamais connue la planète. À l’homme de trouver des moyens imaginatifs pour que cette ceinture verte de l’Europe conserve les espèces avec lesquelles les activités traditionnelles ont fait bon ménage pendant si longtemps.
En attendant, les buffles de Prespa n’attendent plus que vous…
30 mai 2016
Mais qui qui sont les Cironkis ?
L’échange n’est pas aisé. Kosta Trajce ne parle pas un mot d’anglais. Il est heureux de nous recevoir: une bouteille de raki en cadeau de bienvenue et une feuille sur laquelle griffonner pour tenter de se comprendre. La pêche démarre tous les matins à 5h. Les mailles du filet avec lequel les cironki se prennent mesurent de 0.8 à 1 cm; 300g de sel pour 1 kilo de poissons; la saumure dure 2 jours, puis vient le séchage. Un véritable transfert technologique: nous voilà parés pour lancer la mode du cironki en France!
Toujours au bord du lac Prespa, nous avons franchi la frontière qui sépare la Grèce et l’Albanie. La culture intensive du haricot, côté grec, a laissé place à des cultures vivrières côté albanais. Les habitants de Tuminec fauchent à la main et le paysage est parsemé de charmantes bottes de foin. Les paysans dans leurs petites parcelles nous saluent d’un geste de la main, nous apostrophent quand nous repassons et sont hilares quand nous repassons de nouveau.
Finalement nous trouvons la maison de Kosta Trajce. Un verre de raki plus tard, nous partons pour le lac. Les rues du village sont en terre. Les cironki sèchent au soleil devant des remises à l’architecture traditionnelle. Les maisons d’habitation sont souvent cossues, à mille lieues de ce que le paysage agricole nous laissait supposer. Les sourires sont larges et souvent édentés. Quel revenu tire-t-on des cironki et de cette agriculture traditionnelle? Quels revenus proviennent des années de travail passées à l’étranger? Ce village enchanteur conservera sa part de mystère…
La pêche traditionnelle des cironki a disparu. Au fond des parties peu profondes du lac, les pêcheurs disposaient autrefois un ingénieux jeu de branchages de genévriers dans lesquels les poissons trouvaient refuge. L’hiver venu, il suffisait de secouer les fagots et de relever les filets qui tapissaient le fond pour capturer le menu fretin. Les barques à moteur et les filets en nylon ont envoyé cette technique au rayon des souvenirs.
C’est pour qu’il n’en soit pas de même avec la préparation traditionnelle de ce poisson qu’une ONG a décidé de faire connaître les cironki sous le label « slow food ». Pour elle, la biodiversité, qu’elle soit sauvage ou domestique, se reflète dans les goûts, au travers des préparations culinaires traditionnelles. Autant de facettes d’un même combat en faveur de la diversité que la planète et les hommes ont façonnée avec le temps.
Nous reprenons la route, non sans nous être fait offrir au préalable une ribambelle de cironki, façon collier de fleurs polynésien. En direction de l’extrémité albanaise de Mikri Prespa, nous passons un col et c’est un tout autre paysage qui s’ouvre devant nous. Une gigantesque plaine s’offre à nos yeux. Les haies sont rares, les parcelles sont larges. Ici, l’agriculture est intensive: le paysage en est marqué.
On nous avait bien prévenus, mais l’arrivée à Mikri Prespa a été malgré tout une surprise. De trace de lac, aucune… seules quelques flaques d’eau au milieu d’une mer de roseaux.
Mikri Prespa est un peu la mer d’Aral de l’Albanie. Il y a quelques décennies, la rivière Devoll a été détournée dans le lac afin d’en faire un réservoir d’eau se remplissant l’hiver et se vidant l’été pour irriguer les cultures de la plaine que nous venons de traverser. Hélas, la rivière a amené de l’eau et des sédiments qui ont peu à peu comblé l’extrémité du lac (pour mieux comprendre ce phénomène, lisez notre article sur le fleuve Tagliamento) aidé par l’importante érosion qui caractérise certaines régions d’Albanie (nous reviendrons sur ce point dans un prochain article).
Le lac a disparu et ses riverains sont devenus agriculteurs. Il ne reviendra pas, sauf à évacuer des millions de mètres cube de boue. Mais, peut-être pourrait-on exploiter les roseaux qui ont tiré profit de cette gangue. Cela permettrait de diversifier les habitats et donc les espèces notamment d’oiseaux qui y vivent. Surtout, les roseaux pourraient être utilisés pour le chauffage dans une région où, à 800 mètres d’altitude, les hivers sont rigoureux et les forêts très sollicitées.
Le Parc national a préparé le projet. Les parcelles de roseaux à couper ont été définies et dessinées sur une carte, la machine à faire des briquettes a été achetée. Début des opérations à l’automne prochain, il nous faudra revenir pour voir le résultat.
Cette excursion nous a montré les deux visages de l’Albanie. Celui des activités traditionnelles. Celui des aménagements en faveur de la productivité. Si la main de l’homme est bien présente dans ces deux paysages, c’est la place laissée à la biodiversité dans les cultures comme dans les espaces « improductifs » (aucun espace n’est réellement improductif) qui diffère. Comment réconcilier la biodiversité des espèces, des techniques et des goûts, avec la prospérité qu’est censée apporter l’agriculture productiviste?
Là est la question. Et pas uniquement en Albanie.
6 juin 2016
Restaurer la nature pour qu’elle prenne soin de nous
Frosina est dans son laboratoire. Elle analyse la terre que les agriculteurs locaux lui ont amenée. Pourquoi analyser de la terre? Pour déterminer si des engrais sont nécessaires. Et conseiller les agriculteurs pour qu’ils évitent les amendements inutiles, coûteux et néfastes pour le lac. Cette mesure apparemment anodine, permet de diminuer l’usage des fertilisants de 40 à 60%.
Aux alentours de Resen en Macédoine, la campagne n’est que pommiers. C’est sous Tito que cette région est devenue le verger de la Yougoslavie. Cette culture n’est pas la moins consommatrice de fertilisants et le lac Prespa en souffre. Celui qui abrite la plus grande population au monde de pélicans frisés est aussi, côté face, sujet à l’eutrophisation. Quand les températures estivales réchauffent les eaux du lac, des quantités d’algues nourries par des matières nutritives trop abondantes le transforme en cloaque. C’est à cette problématique que Frosina, le syndicat d’agriculteurs qui l’emploie et le programme de développement des Nations Unies à l’origine du projet se sont attaqués.
Le jour, tout va bien. Ces algues, comme tout bon végétal chlorophyllien, rejettent de l’oxygène tel un vulgaire déchet de la photosynthèse. Cela se complique nuitamment quand la photosynthèse est à l’arrêt alors que l’armée de bactéries continue à dévorer des algues tout en consommant l’oxygène.
La consommation d’oxygène devient supérieure à la production et la teneur dans l’eau du précieux gaz devient très faible. La plupart des espèces n’en réchappent pas. Sans aller jusqu’à ces extrémités, l’eutrophisation donne à l’eau une couleur et une odeur qui sont, disons, peu propices à « l’attractivité touristique du territoire », mais aussi peu conciliables avec une vie piscicole harmonieuse et donc peu favorables à l’activité de pêche. Enfin, il peut même arriver que se développent dans cette eau des bactéries aux fâcheuses conséquences pour nos intestins, voire pour notre peau.
Autant dire que l’eutrophisation est un enjeu majeur pour les habitants du pourtour du lac Prespa qui vivent en bonne partie de la pêche et du tourisme, activités qu’ils aspirent à développer plus encore. Le programme de développement des Nations Unies en Macédoine (UNDP) a donc décidé de s’attaquer à ce phénomène.
C’est la nature qui a été appelée à la rescousse. Une plateforme de compostage a été construite à Resen et un circuit de collecte mis en place. Les bactéries y décomposent les déchets agricoles de la région, notamment les pommes excédentaires. Jusque-là, ils étaient entassés dans les champs, souvent au bord des rivières, et entrainés dans le lac là où les matières nutritives qu’ils comportent contribuaient à l’eutrophisation du lac.
Mais, l’agriculture n’est pas la seule responsable de l’eutrophisation et les eaux usées d’origine humaines ne sont pas en reste. Pour palier aux mauvaises performances de la station d’épuration de Resen, l’UNDP a décidé d’investir dans la restauration d’une … roselière. Les roseaux fixeront les matières nutritives non épurées par la station. Ils seront régulièrement coupés et envoyés vers la station de compostage. L’UNDP estime que cette solution divise par trois le coût de traitement par rapport à une solution industrielle.
A côté de ces « nature based solutions » comme disent les anglo-saxons, l’UNDP mobilise aussi des solutions hautement technologiques comme des stations météo et des sondes hygrométriques transmettant des données en temps réel à un expert qui alerte les agriculteurs par SMS (et aussi via Facebook) en cas de besoin de traitement ou d’irrigation. Les biotechnologies sont aussi de la partie avec des pièges à phéromones qui attirent et signalent la présence d’insectes nuisibles nécessitant un traitement. Elles le rendront peut-être superflu en allant jusqu’à diffuser des hormones sexuelles femelles qui distrairont les mâles de leurs moitiés.
A l’aide de ces différentes solutions, l’UNDP espère que l’eutrophisation du lac Prespa ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Mais, pour revenir aux « nature based solutions », la nature comporte en elle-même les moyens de gérer certaines des pollutions que nous générons et plus largement de nous rendre un grand nombre de services (pollinisation…). Pour continuer à en profiter, il convient donc d’éviter à tout prix de détruire le siège de ces activités toutes profitables à l’homme. Il convient également de donner les moyens à la recherche et aux techniciens d’optimiser les pratiques.
Tout le contraire de nombres de nos pratiques d’aménagement ou agricoles qui maltraitent la nature et lui substituent des services onéreux pour les bénéficiaires mais rentables pour les fournisseurs…
13 juin 2016
Les poissons fossile de Pogradec
Il est 9 heures au bord du lac d’Ohrid. L’horizon se constelle de points. Les pêcheurs rentrent. À peine leurs barques ont-elles glissé sur le sable que l’homme au chapeau vient acheter les prises du jour. C’est lui qui les revendra aux restaurants de Pogradec. Gare aux photos à la sauvette. Certains pêcheurs n’ont pas de licence.
Nous poursuivons nos pérégrinations le long de la rivière Drim, ou plutôt aux sources de la rivière Drim puisqu’elle ne s’est toujours pas élancée. Le lac Prespa, notre dernière étape, alimente en effet le lac d’Ohrid de façon souterraine. Point de rivière donc entre ces deux lacs et même de hautes montagnes. Heureusement que ce bon vieux calcaire fuit comme une vieille chaussure et permet au lac Prespa de se déverser dans le lac d’Ohrid, 200 mètres plus bas, via des « conduites souterraines » dont on ignore presque tout.
Pogradec vit du tourisme. Les Albanais viennent passer week-ends et vacances au bord des eaux cristallines du lac. Ils profitent de la plage, arpentent la promenade et vont inévitablement au restaurant déguster koran et belushke.
La koran, Salmo letnica, de son nom latin, est bien la reine du lac. Vous avez le malheur de l’appeler truite et l’on vous gratifie d’une remarque acerbe. Les dernières études génétiques ont pourtant ramené ce poisson au simple rang de sous espèce de la truite commune, leur dernier ancêtre commun ne s’étant éteint qu’il y a à peine plus d’un million d’années. Qu’importe, n’insistez pas : « Koran is koran! ».
La belushke, Salmo ohridanus, est plus mystérieuse. Ce poisson qui, sous la dent a incontestablement un goût d’ère tertiaire a rompu ses amarres avec le reste de la famille des salmonidés, il y a 4 millions d’années. Il atteste de l’âge respectable du lac et on peut le qualifier d’espèce fossile.
La plupart des éléments du paysage qui nous entourent habituellement ont pris leur forme actuelle à l’issue de la dernière glaciation, il y a environ 15.000 ans. Néanmoins, certains évènements géologiques ont laissé de traces plus profondes, tel ce fossé d’effondrement dans lequel est venu se lover le lac d’Ohrid. Ses trois cent mètres de profondeur lui ont permis de passer les glaciations sans encombre, c’est-à-dire sans geler. Résultat, plus de 200 espèces endémiques de vers, mollusques et autres poissons vivent dans le lac et uniquement dans ce lac. Les vantards ramènent ce nombre d’espèces à la superficie relativement modeste du lac (environ 30 km de long et 10 de large) pour faire monter Ohrid sur la première marche du podium devant des petites frappes de l’endémisme comme les lac Baïkal ou Tanganika.
Mais revenons à nos poissons, les pêcheurs se plaignent d’en prendre de moins en moins, la faute selon eux au braconnage et au nombre croissant de leurs confrères. Les autorités ne cachent pas non plus leur préoccupation. Une écloserie à quelques kilomètres de Pogradec, à Lin, permet pourtant de soutenir la population de korans de quelques 700 000 alevins chaque année. La situation du beluske, qui n’est pas aidé par la reproduction artificielle, semble plus critique encore. Encore une fois, il a suffi de quelques années pour que ces poissons façonnés par des millions d’années d’évolution se retrouvent menacés dans leur unique lieu de vie, le lac d’Ohrid.
C’est une femme de pêcheur qui nous donnera la clé de cette situation. Après avoir vendu ses poissons, elle s’apprête à commencer sa journée d’agricultrice à quelques kilomètres de Pogradec. Nous marchons un moment avec elle au milieu des champs. Des dizaines de personnes, jeunes ou plus âgées, s’activent dans de minuscules parcelles. La campagne est vivante et charmante mais l’agriculture n’offre que peu de ressources. Comme pour en témoigner, elle nous parle de son fils, routier à Cone-sur-Loire. Il a choisi l’émigration il y a longtemps et il n’est pas le seul dans la région. Quelques jours plus tard, nous rencontrerons le fonctionnaire des pêches qui part lui aussi dans quelques semaines pour le New Jersey…
La région est pauvre, le tourisme la seule activité qui lui amène un peu de prospérité et la pêche est le seul métier valable pour beaucoup d’hommes. Comme souvent la surexploitation des ressources naturelles prend ses racines dans la pauvreté.
Gageons que la région saura développer les activités économiques qui offriront d’autres débouchés aux hommes et un répit aux poissons. La conservation de la biodiversité passe ici par le développement économique.
20 juin 2016
En Macédoine, les espèces qui pourraient nous sauver du réchauffement climatique sont menacées
Après avoir dégusté un dernier koran à Pogradec, nous quittons l’Albanie pour découvrir le littoral macédonien du lac d’Ohrid et nous rapprocher de son exutoire, la rivière Drim. La Macédoine n’a pas de façade maritime et les vacanciers se ruent sur les côtes du lac pour jouir de son eau claire et de la vue sur les hauts sommets. Les scientifiques le fréquentent quant à eux assidument pour lui arracher quelques secrets sur l’évolution de la vie de ces deux derniers millions d’années. Mais, pour combien de temps encore peut-on se demander tant les pressions auxquelles il fait face sont nombreuses et inquiétantes. Et avec quelles conséquences pour la biodiversité et les hommes?
Boris est intarissable sur l’entretien et l’amendement naturel des sols. Il en connaît un rayon sur les variétés d’arbre traditionnelles, les associations de cultures, le compost et les lombrics, ce qui lui vaut d’être un invité régulier des plateaux de télévision macédoniens. L’association Grasnica qu’il préside encourage les agriculteurs de la région d’Ohrid à revenir aux cultures traditionnelles, notamment les cerisiers, qui ont disparu quand Tito a intimé à la Macédoine l’ordre de faire des pommes et rien que des pommes. Aujourd’hui, ces cultures présentent l’intérêt d’être moins gourmandes en traitements divers et, cerise sur le gâteau, de proposer des revenus plus élevés que la pomme en surproduction chronique. La question des fertilisants est sensible autour du lac d’Ohrid. Ce dernier est en effet naturellement très pauvre en nutriments (les scientifiques disent oligotrophes). Toute augmentation de leur teneur aurait pour conséquence de faire disparaitre la faune spécifique et souvent endémique du lac. Si l’on en croit les chiffres officiels sur un sujet sensible, les efforts de Grasnica ont, entre autres initiatives, permis à la qualité de l’eau de s’améliorer. Le lac n’est hélas pas hors de danger, loin s’en faut.
Des projets d’aménagement touristique qui porteraient atteinte à des espèces endémiques
Le gouvernement macédonien et les autorités locales ont en effet beaucoup de projets pour lui. Le plus imminent consiste en la construction d’une marina en lieu et place de la dernière zone humide bordant le lac. Il est également question d’aménager les criques en « plages méditerranéennes » avec palmier et sable fin et pour ce faire supprimer les bancs de roseaux qui peuplent les bords du lac. N’oublions pas le déclassement d’une partie du parc national qui s’étend entre les rives du lac d’Ohrid et les hauts sommets pour y construire stations de ski et autoroute. Les contours de ces projets restent flous pour limiter recours et oppositions. Et ceux qui s’opposent font l’objet de pressions de la part du pouvoir.
Zlatko Letkov ne s’est pas laissé impressionner. Ce scientifique a écrit plusieurs lettres au gouvernement pour présenter les dangers que ces projets font courir au lac. Il estime que ces projets seraient catastrophiques. Les roselières fixant matière nutritives et sédiments, les détruire reviendrait à accroitre la teneur en matière nutritive et la turbidité du lac. Phénomènes qui seraient encore accentués par les constructions en bord de lac sans assainissement collectif. La vie, et dans le cas du lac d’Ohrid les espèces endémiques, se concentrant sur les littoraux et la couche superficielle du lac, elles seraient durement affectées par ces pollutions.
Une mine d’informations précieuses tout simplement perdue
Mais après tout, à quoi bon se battre pour ces espèces sorties tout droit du temps des dinosaures (ou presque) et qui ont échappé miraculeusement à la destruction subie par des millions d’autres?Une expédition scientifique a récemment apporté une réponse à cette question. Elle a foré les sédiments reposant au fond du lac (déjà profond de 300 mètres) sur 600 mètres d’épaisseur. La carotte prélevée à l’occasion a confirmé que le lac d’Ohrid est âgé d’au moins 2 millions d’années mais elle a surtout montré qu’il n’a jamais subi « d’accident » majeur (assèchement, pollutions liées au volcanisme etc.) susceptible de décimer la faune. Autrement dit, le lac n’a jamais connu de « reset » et la faune y évolue depuis 2 millions d’années de la plus simple des façons. Les scientifiques ne s’y sont pas trompés et ont lancé dans ce fabuleux laboratoire à ciel ouvert (dont les homologues dans le monde se comptent sur les doigts de la main) un ambitieux programme d’étude des réactions des organismes aux 17 cycles glaciaires/interglaciaires qu’a connus le lac au cours de son histoire. Une étude sur la réaction des organismes aux changements climatiques, en somme. Pas inintéressant par les temps qui courent… mais complètement menacé selon Zlatko Letkov par les projets du gouvernement macédonien.
Autrement dit, le lac d’Ohrid et ses espèces endémiques nous apprennent ici une autre raison, s’il en était besoin, de préserver la biodiversité: ces espèces sont porteuses d’informations susceptibles de nous apprendre comment les organismes se sont tirés d’un mauvais pas climatique et nous aider à accompagner le changement si pareille mésaventure se reproduisait… ce qui ne manquera pas de se produire. Cela ne nécessiterait-il pas un peu de discernement?La préservation de la nature, nous l’avons vu dans notre dernier article, ne peut pas se faire sans développement économique, et notamment touristique quand il est possible. En revanche, le développement peut être complètement antagoniste à la préservation de la nature, avec les conséquences que nous venons de voir, s’il n’est pas pensé au regard de cet impératif. Autour du lac d’Ohrid, le développement d’un tourisme invasif pour les milieux naturels continue à avoir le vent en poupe. Le concept d’écotourisme et son utilisation moins intensive des ressources peine quant à lui à trouver une réalité. Il y a pourtant urgence. Les institutions financières internationales souvent montrés du doigt parce qu’impliqués dans le développement du tourisme de masse doivent s’impliquer davantage dans cette révolution.
6 juillet 2016
En Albanie comme en France, le paysage raconte l’histoire des hommes
Hamit Salkurti est heureux de voir ces arbres au bord de la rivière. Pour la plupart d’entre nous, ce paysage n’est rien d’autre qu’une rivière coulant au milieu d’une plaine arborée. Un spécialiste appelle ça une ripisylve, une forêt du bord de l’eau. Tout ce qu’il y a de plus normal quand l’agriculture et l’urbanisation ne sont pas trop oppressantes. Pour lui, ce sont des années d’effort et de persuasion.
Nous avons quitté le lac d’Ohrid, traversé un petit morceau de Macédoine et nous sommes entrés en Albanie. La Drin n’est pas ici en position de frontière mais bien au cœur de l’Albanie. Et c’est de ce pays et de son histoire qu’elle nous parle.
L’histoire commence sous le régime dictatorial d’Albanie qui sévit de l’après guerre jusqu’en 1991. Un mot d’ordre règne ici: les montagnes doivent être aussi productives que les plaines. Les arbres sont coupés et d’impressionnantes terrasses sont construites sur les collines. Elles marquent encore profondément le paysage. Las, on ne s’improvise pas agronome, tout dictateur que l’on est. Le soleil a tôt fait de tuer le peu de sol fertile et les pluies torrentielles de n’en faire qu’un lointain souvenir. La pauvreté et la faim s’installent, le régime s’effondre, les habitants émigrent.
C’est là qu’Hamit commence son travail. C’est en 2001. Aux politiques agricoles autoritaires et inadaptées ont succédé l’anarchie de 10 années sans pouvoir, sans police et sans justice. Chaque pluie voit les vallons se transformer en torrent furieux. Aucun arbre n’est là pour casser la vitesse de l’eau. Aucun sol n’est là pas pour l’absorber. Dans les plaines, les rivières grossies emportent les terres arables et arrachent les arbres. Le paysage est désertique et les timides tentatives de la nature pour se régénérer sont anéanties à chaque pluie.
Commence alors un dur labeur. Il faut aller de village en village et convaincre. Convaincre d’arrêter l’élevage de chèvres très friandes de tout buisson qui pourrait freiner la vitesse de l’eau, voir même, doux rêve, préfigurer un bosquet. Convaincre de construire de petits barrages de pierres sèches ou de branches dans les vallons pour ralentir l’eau. La tâche est ardue. Le paysan albanais ne veut plus entendre parler de travail collectif, lui qui en a soupé des coopératives. Il ne veut plus prendre soin de la terre, lui qui en a été dépossédé et qui, en l’absence de titre, ne peut en recouvrer la propriété.
Alors, il a fallu faire parler le passé. « Te souviens-tu de comment c’était ici pendant ton enfance? « Qu’est ce que ton père, ton grand père t’ont dit du paysage ici? ». « Enfant, je marchais plusieurs kilomètres jusqu’à l’école sans sortir de la forêt. Il n’y a plus un seul arbre maintenant ». « Je me souviens que ce ruisseau coulait toute l’année, maintenant il dévaste tout à chaque pluie et tarit dès la crue passée ». Alors, doucement, les paysans ont troqué leurs chèvres contre des vaches et accepté de collaborer à la construction des barrages.
En 16 ans, les progrès sont notoires. Nous remontons un vallon avec Hamit. Il le connait arpent par arpent. Des saules poussent dans le lit, des châtaigniers en bordure. Un paysan a clôturé sa propriété, signe qu’il prend soin de sa terre. Plus haut, la pente se renforce et des morceaux de sol sont à nu. Hamit connait chaque trace de ruissellement: « celle-là c’est presque bon, celle-là ce sera plus dur, le sol est très pentu ». Il peste contre ceux qui font encore paitre leur troupeau ici.
Mais, la bataille est presque gagnée. Dans la vallée, la personne qui se plaignait de voir sa maison régulièrement inondée lui a récemment dit « il a dû se passer quelque chose là-haut, le ruisseau ne grossit plus quand il pleut ». Et puis les émigrés reviennent. Ils font construire d’imposantes bâtisses et plantent des vergers. Dans la plaine, au bord de la rivière, Peter, le collègue d’Hamit nous dit: « je suis content, la rivière va mieux. Elle est en bonne santé, elle est naturelle, elle est résiliente, elle est prête pour se confronter au changement climatique ».
Les affres de la déforestation, la France les a connus au début du XXe siècle. Un vigoureux plan de restauration de terrains de montagne et la dépopulation qui a suivi la première guerre mondiale en ont eu raison. La déprise que connait aujourd’hui l’agriculture de montagne conduit même à l’excès inverse, une bonne partie du paysage devient forestier là où une mosaïque riche en biodiversité prévalait jusqu’à maintenant. La paysage nous raconte aussi l’histoire des hommes.
13 juillet 2016
Le lac Skadar, un paradis menacé?
Nous voilà arrivés au bord du troisième lac de notre périple, le lac Skadar. A vrai dire, la rivière Drim, le fleuve conducteur de notre voyage ne se baigne pas vraiment dans le lac Skadar. Tout juste se jette-t-elle dans l’exutoire du lac, la rivière Buna, quelques kilomètres en aval. Mais nous n’allons pas manquer une si belle occasion de découvrir un nouveau lac joyau, le troisième de notre expédition.
Le lac Skadar est une pièce maîtresse de l’adriatic flyway, cette voie migratoire empruntée par les oiseaux pour relier leurs quartiers d’été dans le nord, le centre et l’est de l’Europe et leur quartiers d’hiver en Afrique. 270 espèces d’oiseaux nichent ou séjournent à un moment ou l’autre de l’année sur les rives du lac (l’Europe toute entière compte environ 530 espèces d’oiseaux).
Point de colonies d’oiseaux en ce mois de juillet, les migrateurs fréquentent les lieux à l’intersaison. Nous n’en partons pas moins à la rencontre des gens qui s’assurent de leur bien être. Eva et Genci travaillent pour l’albanian society for protection birds and mammals. Cette dernière a dégotté un financement auprès d’une institution internationale pour étudier l’application du moratoire sur la chasse décrété par le gouvernement albanais il y a plusieurs années.
Les ONG de protection de la nature tiraient la sonnette d’alarme depuis un certain temps. La halte du lac Skadar se terminait tragiquement pour beaucoup trop d’oiseaux et menaçait à terme certaines espèces. Avec ce moratoire, le gouvernement a voulu se donner le temps de mettre en place une règlementation précise.
La méthode, musclée, n’est pas du goût de tout le monde. Pour certains, elle va repousser les chasseurs dans l’illégalité et l’opacité là où il faudrait au contraire les inciter à coopérer avec les institutions. D’autres sont favorables au principe du moratoire mais regrettent la faiblesse voire l’inexistence des moyens pour en contrôler la bonne application. Eva et Genci sont de cet avis. Des observations et des signalements qu’ils réalisent au point du jour, ils ramènent nombre d’anecdotes sur l’incurie des autorités locales, sans uniforme, sans arme, sans jumelle, parfois même sans carburant pour faire fonctionner les véhicules. Pour eux, ce manque de moyens est taillé sur mesure pour les notables du pays qui continuent à chasser.
Un autre responsable d’ONG questionne la compétence et la volonté des équipes de l’administration dans un pays où les alternances politiques se traduisent souvent par des purges dans la fonction publique. Les impétrants placent leurs obligés, faisant de l’adhésion à un parti politique un sésame pour accéder à un poste dans l’administration. D’autres pratiquent la purge de bonne foi, pour mettre en place une équipe jugée plus qualifiée. Ils oublient que le turn over des équipes ne favorise ni leur compétence, ni leur motivation, ni le suivi sur le long terme que requiert ce type de mission.
Genci, quant à lui, est titulaire d’un master en écologie. Mais, il vivote entre travail bénévole et missions rémunérées quand l’association obtient une subvention. Alors, il y a quelques mois, il a joué et gagné à la loterie qui va lui permettre d’émigrer aux Etats-Unis. Quand on lui demande s’il est vraiment prêt à partir, il répond que s’il le faut il partira à la nage. Une formule qui traduit son désespoir quant à sa condition mais aussi aux maux qui rongent son pays. Encore une compétence qui s’envole.
Ce témoignage nous rappelle que la protection de l’environnement passe par la volonté politique mais aussi par la compétence des personnes qui la mettent en œuvre sur le terrain. Cela nécessite des moyens mais aussi de la continuité pour rémunérer et former les hommes. La rencontre de la politique et de la gestion des ressources humaines en somme.
A l’heure où le récent changement de majorité dans les régions française menace les subventions de nombreuses association de protection de la nature et avec elles des milliers d’emplois, et connaissant l’importance qu’elles ont prise dans le paysage de la protection de la nature français, la situation albanaise est un miroir éclairant.
20 juillet 2016
Sur la Buna, dernier fleuve-frontière d’Europe
Nous voilà presque au terme de notre voyage sur la Drim. En aval de Shkoder en Albanie, à quelques dizaines de kilomètres de la mer, la Drim rejoint la Buna. Elle a déjà parcouru plus de 300 kilomètres à travers la Macédoine et l’Albanie. La Buna ne coule que depuis le lac Skadar voisin, à quelques kilomètres de là. C’est pourtant le nom de cette dernière que prendra la réunion des deux rivières. Une injustice comme la géographie en compte tant ? Non, simplement, le témoignage d’un évènement géomorphologique.
Il y a fort longtemps, les eaux de la Drim gonflées par les crues sont sorties de leur lit pour aller grossir les flots de la Buna qui coulait à quelques kilomètres de là. Cette arrangement temporaire a survécu à la crue et le bras de rivière s’est installé dans la durée. Le lit historique a néanmoins continué à accueillir une partie du débit de la Drim et gardé son nom jusqu’à son embouchure en côté de Lezhe.
Nous avons dû faire un choix entre les deux bras. Il s’est porté sur la Buna. En raison de sa situation frontalière entre l’Albanie et le Monténégro, cette rivière est en effet considérée comme un havre de paix pour la biodiversité. La spectre de ce rideau de fer devenu ceinture verte plane encore sur cette expédition. Et puis, il est tellement rare de pouvoir naviguer sur une rivière dans son intégralité, source to see disent les anglo-saxons, que nous nous décidons pour la Buna. L’histoire oubliera qu’elle est longue d’à peine plus de 40 kilomètres.
Avec mon compagnon de navigation, Mark, un habitant de Shkoder de longue date, nous nous élançons… en aval de la pêcherie qui barre la rivière pour ne pas finir au fond des nasses avec le menu fretin.
La région a connu de terribles inondations en 2010, quand une chaleur printanière subite combinée à des pluies abondantes ont fait fondre la neige des sommets et gonflé les rivières du bassin versant très étendu de la Drim. Aussi, les premiers kilomètres sont marqués par les épis qui protègent les berges et laissent deviner les villages qui se cachent derrière. Ils constituent une place de choix pour les pêcheurs qui s’affairent avec une canne ou un carrelet et rouspètent après le poisson qui déserte.
Et puis la rivière se fait frontière. Villages et épis disparaissent. La Buna est laissée aux bihoreaux, biongios et autres hérons qui abondent. Il se murmure que parfois les dauphins s’y montrent. Les rives sont une symphonie de verts composée avec soin. Quelques barques de pêcheurs se laissent deviner ça et là dans les roseaux. Les photos à la sauvette irritent ceux qui s’activent autour.
Et puis, à l’approche de la mer, la Buna s’élargit et finit par former delta. L’île au milieu, Ada Bojana, est connue dans toute l’Europe par la communauté nudiste. Pourtant elle ne doit rien à Adam et Eve, sa création est le fait … d’un naufrage. Les sédiments se sont déposés dans la zone de calme qu’a créée l’épave, invisible aujourd’hui.
Nous optons pour le bras de droite et entrons au Monténégro. Les deux derniers kilomètres sont bordés de villas luxueuses. Elles ont supplanté les maisons de pêcheurs dont il ne reste que les kalimeras, ces carrelets conservés pour la carte postale. Ils ne pêchent plus. Les pêcheurs ont déserté les lieux au profit des touristes. Bon nombre de constructions sont illégales nous apprennent les responsables d’une ONG locale. Illégales mais largement tolérées par l’Etat qui est pourtant le propriétaire des terres. Nos interlocuteurs se désolent de la situation mais craignent un mal bien plus grand encore, la privatisation de l’ensemble du secteur et l’urbanisation massive de cette pièce de littoral, pourtant tellement précieuse sur le plan écologique.
Nous atteignons la mer. Kite surfs et jets skis s’ébattent dans un environnement encore charmant. Pour combien de temps encore?
L’histoire tumultueuse des Balkans a fait de la Buna une frontière pendant des décennies, alors que les autres espaces naturels et notamment côtiers du continent étaient bétonnés sans remord. Elle nous parvient à une époque où la nécessité de préserver certains milieux naturels est reconnue. Elle n’est pourtant pas sortie d’affaire. Des structures politiques opaques et faibles face aux immenses fortunes amassées par certains depuis la chute du bloc soviétique, une société civile encore assez largement inaudible, un chômage élevé, l’absence de tout plan d’aménagement global du littoral menacent sa préservation. Comment en sortir? C’est bien toute la question.
27 juillet 2016
La saline d’Ulcinj est-elle sortie d’affaire ?
Nous avons terminé notre descente de la Drim pourtant notre exploration se poursuit quelque peu. Nous l’avons dit, le delta de la Boyana et le lac Skadar sont une pièce maîtresse de l’adriatic flyway. De nombreux oiseaux y séjournent pendant leur migration entre l’Europe septentrionale et l’Afrique. A quelques kilomètres du delta de la Boyana, les salines d’Ulcinj font elles-aussi partie de ce point de passage obligé pour l’avifaune méditerranéenne. Elles sont elles-aussi menacées par des projets de développement touristique mais une ONG, la commission européenne et certaines diplomaties se mobilisent. Comment un espace créé de toutes pièces par l’homme peut-il devenir important pour l’avifaune au point de mobiliser la communauté internationale à son chevet?
Depuis le delta de la Bojana, nous longeons quelques kilomètres la côte monténégrine avant de remonter port Milena, le canal d’évacuation des eaux de la saline. Il est encombré de cabanes construites sur l’eau pour la pêche au carrelets. Ce paysage n’a pas d’équivalent en Europe. Hélas, nous apprenons qu’on n’y pêche plus. La faute aux rejets d’eaux usées non traitées. Les cabanes ont été désertées. Sans entretien, elles disparaitront probablement bientôt. Mauvais présage au moment où nous atteignons la saline
Aleksandar du Center for Protection and Research of birds of Montenegro nous fait visiter les lieux. Vendue par l’Etat à une entreprise privée en 2004, la saline a fermé il y a 3 ans. On croirait que c’était il y a des siècles. La faute au … sel. Mais aussi aux hommes qui ont pillé les machines pour les revendre, s’assurer ainsi que l’établissement ne fonctionnerait plus jamais et faciliter la vente des terrains. A quelques centaines de mètres de la côte, les 15 kilomètres carré de la saline aiguisent en effet les appétits. Son propriétaire a mis en vente le domaine pour 250 millions d’euros, plus de 300 fois le prix auquel il l’avait acquis.
Mais sans activité sur le site, l’avifaune est en danger. Si les pompages d’eau de mer pour alimenter les bassins où se fait le sel disparaissent, ces derniers s’assèchent et les limicoles perdent un habitat important au coeur de leur trajet migratoire. Ces oiseaux sont en effet inféodés à ces étendues de vases et d’eau peu profonde dans lesquelles leurs longs becs et leurs pattes élancées leur permettent de trouver les invertébrés dont ils se nourrissent. Aujourd’hui, seuls des flamants roses et quelques jeunes pélicans se montrent mais près de 40 000 oiseaux fréquentent le lieu au printemps, faisant de lui un abri de tout premier ordre à l’échelle européenne.
La stratégie de la terre brûlée mise en œuvre par le propriétaire n’a pas fonctionné. Devant l’ampleur de la catastrophe à venir et avec une célérité étonnante, la délégation de l’union européenne et différentes diplomaties ont exercé une forte pression sur le gouvernement du Monténégro. Il s’est exécuté et a rééquipé le site de pompes. Cahin caha, elles alimentent les bassins et permettent aux oiseaux de maintenir leur halte printanière.
Aleksandar et son organisation demandent maintenant que la saline … reprenne son activité économique. C’est la meilleure garantie que les pompages et donc les niveaux d’eau nécessaires aux oiseaux soient maintenus. Et ils ont bon espoir que la mobilisation qui a stoppé le désastre annoncé les aide à obtenir gain de cause là-encore.
Nous arrivons au terme de notre exploration de la rivière Drim et ses alentours. Plus de 300 kilomètres parcourus depuis le lac Prespa. Nous avons découvert des paysages, des milieux naturels et les activités humaines qui leur sont associées d’une grande valeur. Nous avons été impressionnés par le travail imaginatif et volontaire des ONG. Hélas, nous avons aussi été les témoins des faiblesses politiques et administratives pour encadrer les grands projets d’infrastructures touristiques qui ne font pas grand cas des écosystèmes, la promesse d’emplois comme viatique.