Juin 2014 – Monténégro

Au fond des gorges de la Tara, l’histoire géologique de l’Europe

Texte : Aurélien Rateau

Catégories de portfolio : Rivières d'Europe 2014.

Première étape de nos navigations sur les dernières rivières sauvages d’Europe (printemps-été 2014) à la découverte de l’histoire du continent. Sur la Tara, nous partons à la découverte de l’histoire géologique de l’Europe.

La Tara coule à travers le Monténégro sur près de 150 km avant de rencontrer la Piva. Pendant 60 kilomètres, elle serpente dans le canyon le plus profond d’Europe (1300 mètres), ce qui vaut au Parc national de Durmitor qui l’abrite d’être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité

La Tara coule au fond de gorges calcaires. Comme l’Ardèche ou le Tarn, me direz-vous. Ajoutons alors que ce canyon est le second plus profond au Monde (1300 mètres) et que son environnement lui a valu d’être classé par l’Unesco au Patrimoine mondial. Voilà ce qui nous a poussé à faire du Monténégro, petit État blotti dans les Alpes dinariques à la capitale bien connue [1], la deuxième étape de notre périple.

Malgré les dimensions impressionnantes de ses gorges, la Tara reste relativement hospitalière pour qui veut tremper la pagaie. Elle comporte peu de difficultés excédant la classe III [2]. Nous nous sommes donc élancés de la petite ville de Kolasin à quelques dizaines de kilomètres de la frontière albanaise pour une navigation d’environ 120 km jusqu’à la frontière bosniaque, une traversée du Monténégro en canoë en quelque sorte.

The tara river (montenegro) from the drone

Mais au-delà de la navigation, nous sommes venus voir comment ces épaisseurs de calcaire profondément entaillées par une rivière témoignent du passé géologique et climatique de l’ensemble de l’Europe. Un voyage dans le temps géologique, cette fois.

Sur la route qui nous emmène à l’embarquement, nous embrassons du regard ce canyon qui nous rappelent tour à tour les gorges de l’Allier pour l’impressionnante descente dans les pentes boisées, les gorges du Tarn pour les pins qui s’accrochent aux crêtes ou encore les gorges du Verdon pour la couleur de l’eau… Nous embrassons également du regard les nuages noirs qui s’amoncellent à l’horizon après une semaine de préparation radieuse…

Premiers coups de pagaies dans l’eau cristalline, premier orage. Le soleil revient et avec lui le fourmillement de la rivière. Elle vit, en cette fin de printemps, au rythme des éclosions d’éphémères et de plécoptères. Ces invertébrés passent le plus clair de leur vie à l’état de larves aquatiques. Ils se métarmophosent en mouches, vocable qui ne rend pas hommage à leur grace, pour une parade amoureuse aussi élégante qu’éphémère (d’où le nom…) et… risquée. Ils sont en effet une proie facile pour bergeronnettes des ruisseaux et cincles plongeurs qui les chassent frénétiquement sous nos yeux. N’oublions pas les truites qui les gobent allègrement. Toute la chaine alimentaire se déploie sous nos yeux quand, quelques minutes plus tard, nous apercevons un épervier en quête de passereaux et aussi des crottes de loutres qui, remplies d’écailles, portent les stigmates d’un festin de truite. Seule ombre à cette fresque naturaliste, naturellement nous rentrons bredouille de la première partie de pêche sur la Tara. Qu’à cela ne tienne, nous sommes conquis dès la première journée par cette rivière, son eau limpide, sa vie fourmillante et ses espèces devenues rares ailleurs en Europe. Pour ne rien gâcher, le propriétaire du terrain sur lequel nous plantons le bivouac, nous dit « for one night, for one year, no problem ! ».

plécoptère
Plécoptère

éphémère
Éphémère

Cincle plongeur
Cincle plongeur

La seconde journée marque le début des rapides et il n’est plus question de contempler béatement la rivière sous peine de s’écharper sur les rochers qui affleurent, la faute à un hiver trop sec. A peine avons-nous le temps d’identifier quelques arbres sur les berges, aulnes glutineux, frênes, érables notamment. Et oui, les crues du Tagliamento remodelaient régulièrement son lit de galets, ne permettant qu’à des arbres dits pionniers, saules et peupliers, de s’installer et de se réinstaller perpétuellement sur un sol pauvre. Ici, la nature karstique de la rivière (nous y reviendrons) la préserve des crues trop violentes et régulières. Ainsi, mousses, herbes et arbres pionniers ont-ils pu au gré du pourrissement de la matière végétale tombée à terre constituer un sol favorable au développement d’arbres plus exigeants.

En fin de journée, le début du canyon se présente et avec lui des rapides infranchissables. Nous avons fait affaire avec le gérant d’un camping local pour qu’il nous transporte en aval avec notre matériel. Il nous apprend que la France et le Monténégro sont des pays amis, Mitterrand étant selon lui intervenu pour éviter que le Monténégro soit bombardé pendant la guerre des Balkans. Au camping, cela nous vaut un accueil… balkanique avec force claques dans le dos et verres de vodka, tout cela au milieu d’une clientèle tchèque, serbe ou polonaise, tous ces slaves se comprenant plus ou moins.

Nous descendons le lendemain au cœur du canyon. Nous voilà au cœur de ce que nous sommes venus chercher : les parois vertigineuses de calcaires qui se dressent de part et d’autre de la rivière.

Le calcaire s’est déposé au fond d’une mer qui recouvrait, pour des raisons complexes, l’Europe (et même une partie de l’Amérique du Nord) à l’ère secondaire [3], c’est-à-dire au temps des dinosaures. Nous avons beaucoup parlé sur le Tagliamento du transport des sédiments solides. Mais, les rivières transportent aussi des minéraux dissous. Arrivés en mer, ils sont utilisés par certains animaux, de taille microscopique pour la plupart, pour construire leur coquille. Quand ces derniers passent de vie à trépas, les coquilles se déposent sur le fond. Les couches qui s’empilent continuellement exercent une pression colossale sur celles situées en dessous, l’eau en est expulsée et c’est ainsi que nait la calcaire. Il ne reste plus à la mer qu’à se retirer et voilà notre calcaire à la surface de la Terre. C’est ce calcaire déposé par la mer du Secondaire que nous retrouvons un peu partout dans le sud de la France.

Le monde à la fin de l'ère secondaire, une bonne partie de l'Europe est recouverte par une mer peu profonde (bleu clair).
Le monde à la fin de l’ère secondaire, une bonne partie de l’Europe est recouverte par une mer peu profonde (bleu clair).

Notre troisième journée est donc placée sous le signe du calcaire. Pour le meilleur, les écrevisses que nous dégustons le soir venu (et oui, ces crustacés utilisent le calcaire dissous dans l’eau pour construire leur carapace)…

Ecrevisses
Écrevisses

et pour le pire… Ces gros blocs qui parsèment la rivière, nous donnent des sueurs froides et nous obligent même, horreur, à passer un rapide à la cordelle. Si nous avions su ce qui nous attendait, peut-être nous serions-nous opposés plus vigoureusement à la vodka qui remplissait nos verres…

Céïste obligé de passer un rapide à la cordelle à cause de la présence d’un bloc de calcaire de l’ère secondaire au milieu de la rivière

Nous entrons dans la partie la plus profonde du canyon, enfin il parait, parce que c’est à peine si nous distinguons le prochain rapide tant la brume est dense. Quand le brouillard se lève furtivement, le paysage nous rappelle ces estampes japonaises, les pins qui se découpent sur les crêtes, les nuages qui s’accrochent aux hauteurs…

Nous entrons aussi dans le parc national Durmitor. Nos amis monténégrins n’y vont pas avec le dos de la cuiller puisque nous devons débourser plus de 70 euros chacun pour naviguer. Ils n’y vont pas avec le dos du ranger non plus. Un garde secoue violemment la tente à sept heures du matin pour exiger le paiement immédiat de la somme.

Grille tarifaire des différents droits dans le parc national de Durmitor
Grille tarifaire des différents droits dans le parc national de Durmitor

A l’époque où les calcaires se sont déposés, il régnait un climat tropical humide en Europe, continent situé à l’époque plus au Sud qu’aujourd’hui. En ce quatrième jour de navigation, nous partons sous une chaleur tropicale. Le temps vire à l’humide ensuite… La Tara fait les choses en grand pour nous…

Nous arrivons au pont de Burdevica. On nous a signalé des rapides importants à son aval immédiat. Nous sommes un peu tendus. Nos interlocuteurs ne nous ont en effet rien dit de sections qui nous ont pourtant donné bien du fil à retordre les jours précédents. Mais, nous passons sans encombre. L’appréciation de la difficulté des rapides est culturelle…

Mais au fait, comment se sont creusés ces canyons ? Disons les choses simplement, quand la mer s’est retirée, les rivières qui se sont créées ont érodé leur support pour tenter de mettre au même niveau leur lit et la mer. Les rivières des plateaux calcaires ont donc profondément incisé la roche .

Deux éléments ont accentué ce phénomène ultérieurement, les reliefs et les glaciations. Certains plateaux calcaires se sont élevés très hauts du fait de la collision de plaques continentales. C’est le cas des plateaux calcaires des Balkans que la collision alpine a élevés à plus de 1500 mètres d’altitude. Mécaniquement, les rivières les ont entaillés plus profondément qu’ailleurs.

Légende : Le Monde il y a 10 millions d'années. La collision de la plaque adriatique avec la plaque européenne a entrainé la création des Alpes et, entre autres, l'élèvement des plateaux calcaires des balkans.
Légende : Le Monde il y a 10 millions d’années. La collision de la plaque adriatique avec la plaque européenne a entrainé la création des Alpes et, entre autres, l’élèvement des plateaux calcaires des balkans.

Par ailleurs, l’ère tertiaire a été émaillée d’épisodes glaciaires [5] . Qui dit glaciation dit … déglaciation ou quelque chose comme ça. Bref, quand les glaciers ont fondu, le flot des rivières s’est gonflé des eaux de fonte et cela a accentué l’érosion [6] et donc l’incision des canyons.

La pluie drue ne cesse pas de la journée. Aussi, sommes nous-ravis quand, sur notre gauche, apparait un bâtiment du parc national. Il propose des chambres pour la nuit. Nous acceptons et passons le reste de l’après-midi accolés à la cheminée. Nous craignons une soirée agitée quand cinq rafts remplis de Serbes frigorifiés abordent en milieu d’après-midi. Il n’en est rien. Ces gens-là sont même taciturnes. Nous découvrons le pot aux roses quand nous apprenons qu’il s’agit d’une sortie organisée par une société de travaux publics pour ses employés, pas tous amoureux de la nature, parait-il. Nous trinquons à la productivité retrouvée de l’entreprise avant d’aller nous coucher.

Au cinquième jour de la navigation, la météo… se maintient. L’eau a viré au chocolat pendant la nuit. Après cette soirée loin de la rivière là où nous n’imagions que pêche et feu au bord de l’eau, nous devons, avec la couleur de l’eau, faire le deuil de cette navigation telle que nous la rêvions.

Mais, cette journée est tout de même l’occasion de découvrir les vertus du réseau karstique . Commençons par le commencement : un réseau karstique [7] se forme dans les massifs calcaires. En pénétrant le sol, l’eau de pluie se charge du dioxyde de carbone que dégagent les racines des plantes et, parvenue au niveau du calcaire, elle le dissout [8]. Ce faisant, elle élargit les fissures et cavités dans lesquelles elle s’infiltre avant d’être restituée à la rivière après un long voyage dans le réseau.

TaraLD25

Le stockage de l’eau, qui peut durer plusieurs mois, a deux conséquences non négligeables pour le céiste. D’abord, il atténue les crues et maintient un certain niveau d’eau même en période de sécheresse. Ensuite, il donne à la rivière une température constante, autour de 13 °c pour la Tara, qui, sans être exquise, nous parait relativement douce après les eaux de fonte des neiges du Tagliamento. C’est ce que nous confirme Jean-Benoît après une glissade en descendant du canoë.

Autres témoins du séjour souterrain de l’eau, les torrents qui s’écoulent de grottes dont nous apercevons les ouvertures par endroit au pied des falaises. Le calcaire dissout surabondant dans ces eaux après leur long voyage dans les entrailles du karst se dépose quand il se retrouve l’air libre. Cela crée de petits promontoires rocheux et des chutes d’eaux. La fraicheur des lieux et la végétation luxuriante doit être bien agréable d’habitude. Nous sommes frigorifiés.

Heureusement, la dernière section est là pour nous réchauffer : une dizaine de kilomètres de grosses vagues et les bras qui brulent à la fin de chaque rapide. A l’équipier arrière de s’assurer que le canoë rentre de face dans chaque vague, à l’équiper avant de l’en extraire en allant chercher loin devant avec la pagaie. Si l’un des deux manque à l’appel, c’est le bain qui, avec le courant, peut durer un moment. Imaginons qu’un sac se détache du bateau, l’histoire pourrait vite tourner à l’aigre.

Mais au fait, pourquoi tant de vagues, pourquoi une telle rupture de pente en cette fin de canyon ? Les fins de navigations nous réservent décidément bien des mystères. Nous atteignons le dernier camp et décidons d’y attendre une éclaircie météo pour finir notre randonnée.

Les dieux du ciel ne sont pas avec nous et nous ne repartons que le surlendemain. Ils sont même facétieux : nous laissons le canoë sur le bord pour aller observer une jolie chute quelques dizaines de mètres plus haut. Quand nous revenons, un des canoës est à plat. Et oui l’air chaud se dilate. Il a suffi de quelques minutes au soleil pour qu’un des flotteurs gonflé à son maximum pendant les heures froides abdique sous la pression. Après trois jours sous la pluie drue, le coup est rude. Et nous serions probablement toujours au fond des gorges, si un confrère céiste n’avait pas accueilli sur son embarcation l’un des nôtres pour les derniers kilomètres…

Céiste victime du phénomène de dilatation de l'air chaud
Céiste victime du phénomène de dilatation de l’air chaud

Notre navigation a été l’occasion de découvrir l’histoire de ces terrains calcaires qui parsèment l’Europe et des gorges qui les entaillent. Elle nous a montré que les ressemblances que nous avons pu observer entre ce canyon et d’autres ailleurs en France ou en Europe provient de leur histoire géologique commune, cette fameuse mer du secondaire. Mais ce qui fait de ces gorges, un endroit exceptionnel, c’est bien la vie qui s’y déploie. Et qu’elles sont rares ces rivières…

Nous sommes, à la fin de notre navigation, à moins de 200 kilomètres de l’Adriatique mais les reliefs des Alpes qui se dressent encore face à nous ont voulu que la Tara se jette dans la Drina, affluent de la Save, elle-même affluent du Danube. Les eaux qui coulent à nos pieds parcourront donc encore plus de 1000 kilomètres avant d’atteindre la mer Noire. Nous les retrouverons là-bas lors de notre prochaine navigation.

Remerciements

à Carole Duval, Jean-Benoit Gamichon, Boris Laur, coéquipers de navigation et réalisateurs des photos et des vidéos,

à toute l’équipe du Grab Kamp (www.tara-grab.com) pour son accueil chaleureux,

à Arno Rosinach (http://www.lemerlet.asso.fr/), David Prothais et Sofia Aliamet (Eclectic experience) pour leur aide à la réflexion, la rédaction et à diffusion de cette restitution.

Notes

[1] Ne cherchez plus, il s’agit de… Podgorica !

[2] Les amateurs d’eau vive classent les rivières de I à VI en fonction des difficultés de navigation qu’elles présentent.

[3] L’ère secondaire s’est étendue de -245 à -65 millions d’années. Pour mémoire, la création de la Terre date d’il y a 4,5 milliards d’années. Les derniers 540 millions d’années sont les mieux connus parce qu’une bonne partie des terrains antérieurs a été engloutie ou transformée par la tectonique des plaques et parce que de nombreux fossiles liés au foisonnement de la vie permettent de les dater aisément.

[4] Source : http://www2.ggl.ulaval.ca/personnel/bourque/s4/pangee.auj.html

[5] Parmi les causes des épisodes glaciaires, notons notamment le changement de l’axe de rotation de la Terre et la baisse momentanée de l’activité du soleil.

[6] D’autant que, pour d’obscures raisons physico-chimiques, la dissolution du calcaire est plus efficace quand l’eau est froide.

[7] D’ailleurs le mot karst est originaire des Balkans, de la frontière italo-slovène pour être précis, endroit où nos ancêtres géomorphologues l’ont décrit pour la première fois.

[8] Les puristes diront « corrode »

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